Tout est en ordre, alors elle peut partir.*
Encerclée par une barre d’immeubles, elle frappe dans le vide et se fait encourager par un lointain groupe. La boxeuse, concentrée sur sa « dépense » est juchée sur un ring imaginaire. Elle lève à peine le regard pour identifier les crieurs. À l’image, une mise en route cardio-pulmonaire, une mobilisation articulo-musculaire, l’absurdité d’un combat contre un être invisible. Plus loin, une trace. Le poids d’une tête venue frapper un bloc d’argile, inlassablement. Puis des formes indéterminées, sortes de flotteurs encastrés dans une pesante matrice.
Véronique Lamare éprouve la durée. L’action du corps humain sculpte la matière par des gestes accessibles, simples et mécaniques. Tel le sculpteur qui taille et incise, elle choisit de travailler au corps le vide comme matériau brut. Elle utilise la cire ou son propre corps et s’approprie aussi la densité que constitue l’espace environnant, l’air, le vide intersidéral. La série des « Éléments prélevés » et celle des « Dépenses » constituent les deux socles de sa sculpture mentale. Pour l’exposition Sculpter la distance, qui marque l’ouverture du Cycle 1 de LEVD, Véronique Lamare propose un ensemble mouvant d’éléments qui forment un éco-système pouvant être réactivé en permanence.
Lors de ses repérages pour les « dépenses » à venir, l’artiste rencontre et prélève des éléments de l’espace public, comme on extrait la roche. Elle ne se laisse pas bercer par la rêverie du promeneur solitaire mais entame une marche tonique et met son corps à l’épreuve, jusqu’à traverser une ville en tirant derrière elle une charge de trente kilogrammes. Une accumulation d’expériences corporelles qui demandent un effort, une confrontation et qui révèlent le caractère performatif de la démarche. Oisifs et observateurs, entretenant un rapport intense avec le collectif, les flâneurs du romantisme épousaient la foule. Ici : économie des matières, des formes, des sujets, du langage. Actions discrètes, silencieuses et solitaires. Chez Beckett, les corps morcelés des protagonistes errent. Ils ne sont pas égarés : leur errance est existentielle.
L’architecture urbaine définit le cadre des actions de l’artiste et de la captation vidéo. Ce cadre architectural impose un positionnement du corps et le corps impose le cadre vidéo, en vase communiquants. La ville constitue le terrain d’investigation privilégié de Véronique Lamare et devient l’atelier, un atelier où chaque recoin recèle d’indices, de traces à histoires potentielles.
D’où vient ce micro-polaroïd, montrant un paysage délavé, ce banal panorama de village de campagne du sud de la France, d’Espagne ou du Portugal ? Qui est l’auteur de cette photographie ? Pourquoi avoir abandonné à la rue un livre de linguistique allemande, dont les pages jaunies évoquent un romantisme aux antipodes du contenu mécanique délivré dans ce manuel ? Une phrase ressort de la page ouverte : » – Tout est en ordre. – Alors, je peux partir. » , comme une injonction à l’attention de l’artiste.
Dé-placement. Le déplacement de Véronique Lamare, sa position, son cadrage, son point de vue primordial, c’est son corps. Le corps en activité sans finalité précise, le corps qui dépense de l’énergie physique, le corps confronté à des résistances. L’engagement physique, l’échauffement, la concentration, la fatigue, la résistance : autant d’étapes qui investissent le corps dans son entièreté. Il s’agit de l’activer, pour partir quelque part, vers un ailleurs aussi physique que psychologique.
Cette lutte restaure un rapport poétique à la ville. Les « dépenses » proposent de regarder autrement les alentours. Elles sculptent la distance. Une distance physique et une distance mentale : une distance du regard à entreprendre. Être artiste, est-ce regarder différemment les choses ? Pour bien frapper, le boxeur doit être à bonne distance. Pour saisir, l’artiste doit-il positionner son regard à une distance juste ? Être ici et maintenant, mais avec une forme de recul qui permet de capter un instant donné, une étincelle, une réflexion : « Si je suis trop près ou trop loin, ça ne marche pas. »
* Texte d’Élise Girardot pour l’exposition Sculpter la distance
à l’initiative de LEVD à Lyon du 17 au 24 avril 2014